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La branche professionnelle en danger ? – épisode 1

Les opinions contenues dans cet article ne reflètent pas la pensée de Mode d'Emploi, mais uniquement celle de l'auteur.

Publié le par Lorène Do Casal

La négociation collective de branche fut jadis le cadre de référence du dialogue social et le socle des droits sociaux communs aux salariés d’un même secteur d’activité répondant à un objectif de régulation de l’économie afin d’éviter le dumping social

Depuis 1982 et les lois Auroux le dialogue social est traversé par un vent de décentralisation au moyen de mécanismes de dérogation et de supplétivité tendant à affaiblir le pouvoir contraignant de la branche professionnelle. On priorise la négociation d’entreprise et on exige une restructuration de la branche professionnelle.

Dès lors, la négociation collective de branche est-elle menacée ?

L’entreprise, le nouvel Eldorado de la négociation collective ?

Depuis la loi Auroux, le dialogue social a subit de profondes mutations. Le principe de faveur a cédé sa place à la dérogation y compris de façon défavorable in pejus et à la suppletivité des normes sociales.

 L’ordonnance n°2017-1385 du 22 septembre 2017 a parachevé cette transformation par un renversement substantiel de la hiérarchie des normes.

La décentralisation du dialogue social

L’articulation des négociations entre la branche et l’entreprise est désormais ordonnancée en trois blocs.

  • Le 1er bloc regroupe 13 thèmes pour lesquels la négociation de branche prime sur celle d’entreprise.
  • Le 2ème bloc regroupe 4 thèmes pour lesquels la branche peut insérer des clauses de verrouillage lui permettant de faire primer sa négociation sur celle de l’entreprise.
  • Le 3ème bloc regroupe tous les thèmes exclus du bloc 1 et 2 et donne priorité à la négociation d’entreprise.

Cet ordonnancement peut paraître équilibré avec une répartition du rôle et des compétences entre la branche et l’entreprise. Chacune ayant son domaine de prédilection, on gagne en lisibilité.

Mais comme le diable se cache dans les détails, cette nouvelle articulation ouvre la voie à un affaiblissement considérable du pouvoir contraignant de l’accord de branche avec la conséquence du risque de déliquescence des droits et garanties des salariés.

L’équivalence qui cache la prévalence

Si l’objectif affiché par cette articulation des normes sociales était d’offrir plus d’agilité aux entreprises tout en maintenant un socle commun de protection des travailleurs d’un même secteur d’activité, la règle d’équivalence est venue perturber cet affichage.

En effet, même sur les thèmes du bloc 1 et 2, l’entreprise peut négocier et conclure des accords qui priment sur les accords de branche dès lors qu’ils présentent des « garanties au moins équivalentes ». Feu le principe de faveur, désormais c’est « l’équivalence » qui gouverne l’articulation des normes conventionnelles.

Un changement de mécanisme juridique qui ouvre la voie à un effacement de la branche et une ouverture des domaines d’intervention pour la négociation d’entreprise.

Si vous souhaitez en savoir plus, nous vous recommandons la lecture de cet article

Le faux monopole de la branche

En effet, par cette nouvelle articulation, on peut contester l’existence de monopoles réciproques entre la branche et l’entreprise selon les matières et les compétences d’intervention de chacune.

En réalité, non seulement la négociation de branche n’est plus prioritaire mais en plus, la négociation d’entreprise peut désormais investir des domaines qui lui étaient autrefois interdits.

À titre d’exemple, le taux de majoration des heures supplémentaires comme la durée minimale des temps partiels étaient autrefois exclusivement du ressort de la négociation de branche, désormais l’entreprise peut négocier sur ces matières.

Le risque de cette ouverture des domaines de négociation à l’entreprise est la déprédation des garanties sociales communes aux salariés d’un même secteur d’activité.

Le risque du dumping social  

La négociation de branche permet d’offrir une équité des conditions sociales entre les salariés d’un même secteur d’activité. Ce socle de protection a pour effet d’homogénéiser les coûts sociaux et ainsi assurer une régulation des forces concurrentielles.

Or, lorsque la négociation d’entreprise prend le pas sur la négociation de branche, l’équilibre se perd et laisse place à la création d’un droit intuitu firmae (droit de l’entreprise).

Certes, cela est susceptible de renforcer l’agilité des entreprises pour gérer les imprévus, les baisses et hausses d’activités. Mais cela ouvre aussi la voie au dumping social. Laisser les entreprises décider individuellement des primes pratiquées dans leurs entités laisse présager une baisse des salaires pour diminuer leurs coûts salariaux et ainsi augmenter leur rentabilité. Elles pourront alors proposer des prix plus faibles obligeant les entreprises concurrentes à baisser également leurs salaires pour éviter de perdre des parts de marché.

Un phénomène qui peut s’amplifier au moyen d’autres outils de dérégulation sociale que sont les accords de performance collective qui permettent aux entreprises de modifier des éléments essentiels du contrat de travail tel que la rémunération, le temps de travail et/ou la mobilité des salariés.

Certes, pour conclure un accord, il faut des syndicats. Seulement, tout investi qu’il est, le syndicaliste d’entreprise reste dans un rapport de subordination avec son employeur qui vicie la qualité de la négociation. Le chantage à l’emploi existe et le compromis qui peut se trouver aisément dans la branche mène parfois à la compromission dans les entreprises.

D’autant qu’il faut aussi appréhender l’insécurité juridique qui sous-tend cette articulation des niveaux de négociation.

L’insécurité juridique de « l’équivalence »

Le principe de faveur était bien connu des juristes. Un pilier du droit social qui désormais s’efface, sans disparaître totalement, au profit de « l’équivalence ».

Au travers elle, l’accord d’entreprise peut prévaloir sur l’accord de branche dans tous les domaines de négociation.

Mais que signifie des « garanties aux moins équivalentes » ?

La jurisprudence a déjà pu statuer sur le principe de l’équivalence pour faire primer une norme conventionnelle sur une autre. Cependant, le sens qu’elle donnait à « l’équivalence » diffère du sens voulu par le législateur de 2018. En effet, le juge considérait l’avantage en question au regard de la collectivité de travail et non des intérêts particuliers. Il adoptait de surcroît une appréciation globale des garanties se rapportant à une même cause ou objet.

Désormais, l’équivalence des garanties doit être appréciée au regard de la matière en cause et non de son objet. Ainsi, concrètement, lorsqu’il sera question de la revalorisation des salaires, il faudra distinguer la matière « classification » de celle des « minimas sociaux ». Quand on négociera les politiques de contrats courts, il faudra considérer la matière de la durée du CDD distinctement de l’indemnité de précarité versée.

Un véritable sacerdoce pour les négociateurs et les juges qui vont devoir trancher sur la difficile question de savoir si un CDD plus court mais avec une indemnité de précarité plus élevée est ou non, plus avantageux qu’un CDD plus long mais avec une indemnité de précarité plus faible.

Une nouvelle fenêtre sur l’insécurité juridique qui risque d’être préjudiciable pour les négociateurs ne sachant pas s’ils négocient ou pas, un accord aux garanties équivalentes.

Si l’ordonnancement des normes sociales fait donc craindre une détérioration de la qualité et de l’utilité du dialogue social de branche, le chantier de la restructuration recèle également des risques pour la valeur qu’on accorde à la négociation de branche.

La suite au prochain épisode !


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