Si l’on devait résumer le parcours de Barbara Gomes, on pourrait probablement dire qu’il existe chez elle deux axes, juridique et politique. Juridique, car elle est docteure en droit, maîtresse de conférence à l’Université Polytechnique Hauts-de-France, après avoir réalisé une thèse sur le droit du travail à l’épreuve des plateformes. Politique, car elle est une ancienne collaboratrice parlementaire du sénateur communiste Pascal Savoldelli, engagée auprès de la CGT et actuellement élue sous les couleurs du PCF à la Mairie de Paris et dans le 18 ème arrondissement.
Y-a-t-il un lien entre votre engagement politique et votre travail juridique ?
Ce n’est pas un hasard si j’ai choisi de faire du droit du travail, un droit éminemment politique où l’on ne s’intéresse pas qu’à la technique juridique. Le travail est une activité centrale dans notre société : il définit en partie qui nous sommes, il détermine pour beaucoup nos rapports avec les autres. Le droit qui va réguler cette activité est donc un enjeu majeur. Et c’est pourquoi chaque changement de majorité politique apporte son lot de changements juridiques. Contrairement à un discours auquel je m’oppose fortement, le droit n’est pas objectif, la norme est toujours le fruit d’une représentation du monde, ce qu’Antoine Jeammaud appelle, me semble-t-il, une « idéologie juridique ». En somme, derrière la règle, il y a toujours un projet de société, une vision, un biais.
Elle est manifeste lorsque l’on fait du droit du travail, puisque l’on joue en permanence avec un curseur glissant entre les droits sociaux opposables à l’employeur et exercice du pouvoir de ce dernier. Mais cette « idéologie juridique », ce biais, existe dans tous les domaines du droit immobilier, civil, fiscal… Accorder des droits supplémentaires à des couples ayant décidés de se marier, régler la manière se règlera une succession, etc. Tout cela n’est pas neutre. Le droit n’est pas neutre.
De même, faire du droit c’est aussi s’intéresser à la manière dont il est construit, mobilisé et ce qu’en font les acteurs (travailleurs, syndicalistes, employeurs, avocats…), comment leurs pratiques permettent de le construire, de le faire évoluer. C’est pourquoi lorsque je fais de la recherche ou que je conçois mes enseignements, il s’agit toujours d’allier technique juridique et des réflexions sur les pratiques sociales.
Comment êtes-vous arrivée à la CGT ?
J’ai découvert la CGT un peu par hasard, en Master, à l’occasion d’un travail à réaliser pour un séminaire où, avec mon groupe, nous devions travailler sur les comités européens d’entreprise. Nous nous sommes intéressés non seulement aux règles, mais aussi à leur utilisation pratique : il s’agissait donc d’aller discuter avec les représentants syndicaux. C’est à ce moment-là qu’ont lieu mes premières rencontres avec le milieu syndical. Je suis consciente que c’est un parcours un peu inverse de beaucoup de personnes dont l’investissement syndical répond à un environnement sensible aux questions politiques et/ou militantes : ce sont mes études qui m’ont conduit à m’intéresser à cet univers. Pour aller vite, j’ai fini par faire une thèse CIFRE avec la fédération de la construction, du bois et de l’ameublement » de la CGT, où j’ai été notamment en charge des questions européennes et internationales (sous-traitance, détachement…).
A l’époque, j’avais fait un mémoire sur les travailleurs indépendants économiquement dépendants en droit Français et Espagnol. En effet, l’Espagne venait de faire une loi spécifique sur ces travailleurs. Avec Antoine Lyon-Caen, mon directeur de thèse, nous avons élargi le sujet aux stratégies d’externalisation des entreprises et plus particulièrement les stratégies d’externalisation des travailleurs où, en définitive, il s’agit de faire porter tous les risques sur le travailleur lui-même sans même l’intermédiaire d’une entreprise sous-traitante ou intérimaire.
En travaillant sur la question du détachement de travailleurs avec la FNSCBA-CGT j’ai été confrontée de façon très brutale aux conséquences de la construction d’une norme sur les premiers concernés, sur ses apports et ses lacunes. Ainsi, lors de « descentes sur les chantiers »,[1] on s’aperçoit que si les travailleurs sont précaires, si en plus ils sont étrangers, ils peuvent « disparaître », être renvoyés du jour au lendemain. « L’opposabilité » des droits, leur mobilisation, est ainsi compliquée en pratique. Penser la norme en droit social c’est aussi penser à la manière dont elle sera ou pourra être ou non mobilisée par les acteurs.
À l’autre bout de la construction de la norme, son élaboration, il y a la question des rapports de force qui permettent le choix d’un projet plutôt que d’un autre. Or la construction de ce rapport de force dépend notamment de la qualité des relations entre les syndicats, de la circulation des informations, de l’organisation collective des réactions. Travailler pour un syndicat m’a permis de mieux le réaliser. Dans le cadre de mon suivi des questions relatives au détachement intra-communautaire, c’est un syndicaliste suédois qui m’a averti, presque par hasard du risque d’un retour au règlement Rome I (la loi du contrat), pour le règlement des questions de détachement de travailleur, ce qui constituait un risque pour l’application du noyau dur de droit élaboré par la directive 96-71/CE.[2] Finalement, cela ne s’est pas joué à grand-chose… Dans ce cas, penser la norme et ses évolutions, c’est aussi s’interroger sur qui on alerte, qui on mobilise, qui est à l’origine d’une transformation du droit et dans quelles perspectives… Tout cela a profondément marqué ma façon de faire du droit.
On ne peut pas envisager la norme comme quelque chose de purement technique lorsque l’on connait les conséquences concrètes sur les travailleurs, lorsque l’on sait combien les mobilisations, les rapports de force peuvent projeter sur les normes des projets de société différents. Assumer cela n’empêche pas d’avoir un regard scientifique, technique sur un objet, une situation. En revanche, je pense aussi que cela permet sans doute davantage d’honnêteté intellectuelle. Il s’agit d’affirmer que l’on peut, au mieux, tendre vers une certaine objectivité, sans nier qu’il existe des idées et des biais dernières les normes et leurs interprétations.
Est-ce que ce modèle de plateforme est limité à quelques domaines (VTC, livraison de repas à domicile) ou est-il plus large que cela ?
Quand j’ai commencé à travailler sur ce sujet que l’on appelle en France « ubérisation », on me disait que j’avais tort d’y voir un sujet en droit social qu’il ne s’agissait pas de travail, que le phénomène ne traverserait pas l’Atlantique, ou même qu’il n’avait pas vocation à se généraliser. Pourtant, lorsque l’on s’intéresse aux stratégies d’externalisation des activités et de la main d’ouvre de ces dernières décennies, on ne peut être qu’être certain de l’entreprise de colonisation de ces modèles à tous les secteurs d’activité tertiaires.
Les organisations productives plus traditionnelles commencent déjà à s’en inspirer pour se repenser. Je pense par exemple à un ouvrage qui vient de sortir aujourd’hui de Vincent Coquaz et de Ismaël Halissat sur « la nouvelle guerre des étoiles » (Kero, Calmann-Levy). Ils montrent bien que la notation avec les smartphones avec les petites étoiles est en train de se normaliser. De même, si la gestion algorithmique est le propre des plateformes, cela ne veut pas dire que les entreprises les plus traditionnelles ne peuvent pas s’en inspirer pour repenser la structure et le déploiement du pouvoir patronal, en incluant la notation, la géolocalisation, … Après tout, il faut avoir en tête que les algorithmes ne sont que la traduction en langage informatique de directives patronales.
A ce titre, les entreprises privées ne sont pas les seules concernées. On m’a récemment alerté sur le fait que dans un hôpital public parisien, il existerait des travailleurs précaires au sein des services de psychiatrie – parmi les plus en tension. D’après ce que l’on m’a rapporté, une application organiserait le travail de ces personnes : l’heure à laquelle ces travailleurs doivent se rendre dans un hôpital ou un service, la tâche à réaliser… Ils enchaîneraient toute la journée durant les pires « petits boulots » de l’hôpital public. S’il me faut encore m’assurer de ce que l’on m’a relaté, je dois avouer que je ne serai pas surprise de l’exactitude de ces propos.
Tous les secteurs sont ainsi concernés, de manière plus ou moins vaste : soit qu’une entreprise décide de se constituer en plateforme pour espérer ne plus avoir à respecter le droit de la concurrence ou le droit social ; soit que des entreprises plus traditionnelles s’inspirent de leurs techniques de management pour durcir le contrôle des salariés ou réduire ses coûts.
Est-ce que des services de recherche et développement avec des intérêts stratégiques peuvent être « plateformismés » ? Les entreprises n’ont aucun intérêt le faire…
Je ne sais pas comment cela va se passer pour l’ensemble des emplois. Ces modes d’organisation sont essentiellement à destination de travailleurs précaires. Il est vrai qu’il existe des plateformes avec des travailleurs très qualifiés : néanmoins, elles se concentrent sur des professions liées à l’informatique (ex : webdesign) ou fortement dématérialisables (ex : traduction de texte). La plupart du temps, les plateformes pour travailleurs qualifiés vont proposer diverses missions sans nécessairement organiser le travail.
Le problème intervient davantage avec les sociétés qui, sous prétexte d’innovation technologique, décident de ne pas respecter les normes au détriment des profils de travailleurs les plus précaires. Les travailleurs concernés, les plus à l’écart de l’emploi, n’ont pas d’autre choix que d’accepter ce « sous-salariat », sans droit du travail ou de la sécurité sociale.
A une époque, à Paris, les travailleurs venaient en nombre sur la Place de Grève (aujourd’hui, la place de la libération située aux pieds de l’Hôtel de Ville). Les patrons venaient y chercher les travailleurs qui acceptaient les tâches proposées pour le prix le plus faible : ceux qui acceptaient de travailler au prix les plus bas étaient sélectionnés. Cette course au moins-disant social crée un climat de concurrence sociale entre les travailleurs défavorable à la constitution d’un véritable rapport de force.
Ce qu’il faut alors comprendre, c’est que la « plateformisation » est un projet de société qui opère un terrible retour en arrière pour toutes les travailleuses et tous les travailleurs, et qui commence en ciblant les personnes les plus éloignées de l’emploi. Il ne s’agit plus ici de proposer aux précaires des passerelles leur donnant un accès à une meilleure formation, ou à des dispositifs d’insertion pérenne. Avec les plateformes, la seule chose que l’on propose est la légitimation de cette situation de précarité. Est-ce le projet de société que l’on souhaite promouvoir ?
N’y-a-t-il pas un problème global du marché du travail qui n’intègre pas suffisamment en CDI les jeunes, les étrangers, les gens peu qualifiés ?
La défaillance du marché du travail est réelle : plus de 80 % des embauches se font en CDD et il faut désormais attendre la trentaine pour espérer décrocher son premier CDI. Le bizutage social subi par les jeunes perdure ainsi longtemps après la fin de leurs études. Or sans un CDI, il est compliqué d’obtenir un logement ou de se projeter vers l’avenir. Cela a également un effet direct sur le syndicalisme : selon les statistiques de la CGT, on adhère à un syndicat en moyenne cinq ans après l’arrivée dans l’entreprise.
L’instabilité est là. Pour certains, la « flexibilité » permet à chacun d’avoir accès au marché du travail. En réalité, il n’est absolument pas établi que les règles du droit du travail aient un effet sur le dynamisme d’un marché. En revanche, la nature et la qualité de la réglementation vont avoir un effet social majeur sur la capacité à s’émanciper, à être rassuré sur sa situation, à avoir un logement, à consommer … On ne peut alors qu’être surpris par les décisions prises ces dernières décennies et qui ont consisté à détricoter la réglementation sociale au prétexte d’améliorer l’intégration et donc l’émancipation des personnes.
Vous n’êtes donc pas du tout d’accord avec cette tribune parue il y a quelques semaines qui consistait à dire que les jeunes trouvaient le CDI ringard ? Qu’ils réclamaient de la flexibilité ?
Cela fait des années que l’on entend ce genre de discours, soi-disant pragmatique et réaliste, cachant en réalité une pensée radicale.
Une sociologue comme Dominique Méda par exemple, a beaucoup travaillé sur le supposé désamour des gens pour le salariat. En réalité, le CDI est une forme de liberté : le travailleur peut démissionner bien plus librement qu’en CDD. L’employeur, lui-même, peut plus facilement se séparer d’un salarié en CDI qu’en CDD. Dominique Méda explique alors que le désamour n’est pas lié à la règle, mais à un sentiment d’humiliation dans l’entreprise, à un management agressif et dévalorisant. Lorsque l’on est dans une entreprise où l’on a impression que son supérieur ne nous comprend pas, ne nous respecte pas, comment ne pas rêver d’une sortie du salariat.
De même, lorsque vous êtes enfant et que vos parents reviennent à la maison le soir, usés et fatigués, en ayant travaillé toute la journée pour une bouchée de pain, on peut comprendre que cela ne soit pas attirant.
En réalité, ce que montrent les travaux des sociologues du travail, c’est que le problème est moins le statut juridique que la pratique managériale. Je ne connais aucun travailleur qui ait un désamour pour les congés payés ou le droit du licenciement.
Est-ce que la solution ne serait pas un système universel où les droits ne dépendraient pas du statut ?
L’idée est évidemment très séduisante sur le papier, mais on en revient à la mobilisation concrète des droits. Je ne suis pas contre l’idée qu’il y ait un socle le droit commun à toutes et tous, quel que soit son statut. Par exemple, je ne vois pas pourquoi le droit lié à la discrimination ne s’appliquerait qu’aux salariés. Néanmoins, l’édification d’un tel régime ne doit pas se réaliser au détriment des droits existants et spécifiques aux salariat, ou nier l’existence de rapports de force dans les relations de travail qui justifient la construction de ces mesures spécifiques. Avec le contrat de travail, l’un des cocontractants, censé être l’égal de l’autre, doit néanmoins obéir à ses ordres.
Le droit du travail vise justement à rééquilibrer cette situation déséquilibrée. Son histoire est celle d’une perpétuelle tentative de rééquilibrage, où la balance penche d’un côté ou de l’autre en fonction des rapports de force politique.
Que pensez-vous d’un système à deux étages avec une protection de base universelle, augmentée par un second étage composé d’une protection complémentaire en fonction du statut du travailleur ?
Dans un premier temps, je pense qu’il est nécessaire de faire un travail d’éclaircissements et de compilations pour avoir un bilan précis de ce qu’est la protection sociale des travailleurs indépendants. En effet, on parle souvent de l’accès à la protection sociale pour les salariés, c’est un domaine que l’on connait bien, à la différence de la protection sociale des travailleurs indépendants.
De plus, il est essentiel de penser la question de l’accès à cette protection. Sur ce point, la thèse, qui va être soutenue dans quelques mois, de Martin Abry-Durand, apporte un point de vue novateur et intéressant puisqu’il nous explique le rôle de l’employeur comme collecteur.
Une des idées qu’il y développe est que pour le salarié, l’employeur est aussi l’interface avec toutes les institutions de sécurité sociale. Par exemple, quand on est malade, on envoie sa fiche à son employeur sans avoir tout un tas de formalités administratives à faire. C’est une charge mentale terrible pour un coursier ou un chauffeur VTC. En tant que travailleur indépendant, il doit investir beaucoup d’énergie dans ce rôle, alors même qu’il ne propose pas un service sur le marché, qu’il encadre, dirige et organise et qui justifierait qu’il endosse ce rôle : il ne fait que vendre sa force de travail à la plateforme, comme tout salarié.
Je pense que cette notion d’employeur-collecteur, avec ce qu’elle implique en difficultés supplémentaires pour celles et ceux à qui l’on dénie le statut de salarié, est l’un des nerfs de la guerre pour les travailleurs des plateformes. Par exemple, quand il y a des accidents, beaucoup de travailleurs indépendants ne demanderaient pas leur reste en cas d’hospitalisation suite à un accident, en raison de la difficulté pratique à demander une indemnisation ou à contacter l’assurance, à faire les démarches administratives… Trop lourd pour pas grand-chose au final. De même, la dégradation des conditions de travail, notamment des niveaux de rémunération, conduit à des pratiques de non-déclaration pour se dégager un revenu immédiat, le moins misérable possible, au détriment de ce qui est du salaire différé dans le cadre d’un contrat de travail.
Au-delà de problématiques liées au faux travail indépendant, je pense qu’il y a un intérêt à initier un travail de compilation des droits et protections des indépendants pour les rendre plus clairs, mobilisables, et mieux identifier les lacunes existantes. Si les plateformes de travail sont les championnes du faux travail indépendant, il ne faut pas nier que certaines plateformes opèrent réellement des mises en relation entre des personnes indépendantes (ex : un bijoutier ou une ébéniste se servant d’une plateforme pour avoir une meilleure visibilité sur le web). Des réflexions sur des droits supplémentaires pour de tels indépendants (quelle place dans la gouvernance de l’entreprise-plateforme, quel contrôle de l’abus éventuel de dépendance, …) pourraient être imaginées.
Par ailleurs, l’idée de penser des droits applicables à toutes et à tous, indépendamment du statut de salarié ou d’indépendant, est riche. Je pense notamment à Delphine Tharaud, qui travaille en ce moment sur un ouvrage relatif au droit à la discrimination. Je pense également à ceux de Pascal Lokiec, qui invitent à distinguer différentes catégories, différents types de droits : droit de l’actif, droit du salarié, sans jamais tomber dans le piège du troisième statut.
C’était justement la question suivante ! Que pensez-vous de la solution qui consisterait à mettre en place un troisième statut ?
Il ne faut pas que ce troisième statut soit le prétexte à une déconstruction du droit du travail, ou à changer les droits des salariés… Sur ce point il y a deux exemples qui sont de très bons enseignements : l’Italie et l’Espagne.
En Espagne, par exemple, Fernando Valdes Dal-Ré, un professeur en droit du travail, était à la tête d’une commission qui a produit un rapport sur les travailleurs économiquement dépendants, rapport qui a servi de base à la loi de 2007.
Cette Loi fut un échec. Fernando Valdes Dal-Ré pensait qu’il existait de vrais travailleurs indépendants économiquement dépendants. On peut effectivement le concevoir en théorie mais en pratique, il s’avère que la dépendance économique est incompatible avec l’entreprenariat et la liberté qu’elle suppose quant aux décisions relatives à son activité économique : stratégie, conditions de travail, organisation du travail, clients, etc.
L’Italie la voie choisie fût celle de la création des contrats de « collaborazione coordinata e continuativa » (cococo) qui a provoqué une « fuite du salariat » sous prétexte d’un peu d’autonomie organisationnelle. Or l’autonomie et l’indépendance ne sont pas synonymes.
Désormais, avec le Jobs Act, il n’y plus trois statuts, mais quatre statuts possibles….
C’est un chemin dangereux que celui de la 3e voie : vouloir faire de l’entre-deux n’apporte que des complications et celles-ci sont toujours en défaveur du salarié.
Et que pensez-vous de ce qui se fait en Angleterre avec les « workers » ?
Les Britanniques ont une façon de concevoir le Droit qui est très différente de la nôtre. Il existe trois catégories de travailleurs : les employés (employees), les travailleurs (workers) et les entrepreneurs (independant contractor). Chaque loi détermine son périmètre d’application. Certains textes peuvent ainsi s’appliquer employees comme aux workers (ex : Loi sur le temps de travail).
La catégorie de workers est par ailleurs assez floue. Elle est une construction doctrinale désignant les personnes dotées d’une certaine autonomie organisationnelle mais qui ne sont pas des entrepreneuses.
Les Britanniques ont en outre une vision très formaliste du droit. S’il fallait la résumer très grossièrement, l’on pourrait dire que cela ressemble parfois à « si le contrat dit que tu es un travailleur indépendant, c’est que tu l’es ».
Tout cela n’est pas sans conséquence pour les travailleurs des plateformes : d’un côté, les travailleurs d’Uber ont été considérés par les juges comme des workers, et bénéficient d’une rémunération pour le temps entre deux courses. De l’autre, les coursiers à vélo, à l’inverse, ont été considérées comme des indépendants, sans rémunération de l’intercourse.
Des auteurs ont mis en avant d’un déséquilibre plus global : « Ce qui va bien au-delà de l’idée rebattue et réductrice de l’inégalité des parties au contrat : « Non seulement l’un des contractant est très faible économiquement vis-à-vis de l’autre, mais encore […] il est obligé de contracter. […] Autrement dit, il y a bien le fait que dans le bureau de l’employeur je souscris à des conditions qui me sont imposées par la faiblesse de mon pouvoir de discussion, mais il y a le fait encore plus radical de ma présence même dans ce bureau »[3].
Je pense que le droit français est très sensible à cela : c’est pour cela que l’on n’a pas de définition du contrat de travail. On laisse au juge la possibilité de dire la réalité de la nature de la relation de travail.
C’est cette appréciation in concretto du juge, que, depuis quelques années et notamment dans le cadre des plateformes, on a de cesse de vouloir restreindre. Car ce pouvoir permet de lever le voile sur une situation, en appréciant concrètement la réalité de la relation contractuelle. Cela pose un problème aux personnes qui veulent imposer une qualification a priori de la relation de travail.
C’est pour cela que la commission Frouin souhaiterait – comme l’indique l’article de Florence Mehrez, proposer des critères de qualification du travailleur de plateforme qui sortirait les travailleurs de la législation sociale. On retrouve l’idée de lier les mains des juges.
Que pensez-vous du mouvement de requalification des travailleurs indépendants en salariés que l’on connait en France avec l’arrêt Uber ? Est-ce une bonne nouvelle ? Avec la mission Frouin, va-t-il y avoir un coup d’arrêt à ce mouvement ?
Quand je suis arrivée au Sénat en mars 2018, cela faisait un moment que l’on essayait de créer un rapport de force en faveur des travailleurs des plateformes avec un certain nombre de personnes comme Arthur Hay ou encore Jérôme Pimot, Édouard Bernasse, ou Jean-Daniel Zamor du CLAP.
On avait beaucoup de projets très intéressants, qui n’ont pas pu aboutir pour un certain nombre de raisons. Il était cependant impossible de rester sans rien faire !
Cela faisait des mois, sinon des années, que les gens comme Jérôme militaient gratuitement, avec dévotion, sans protection, sans mandat et avec leur argent personnel, on ne pouvait pas tout arrêter !
Nous avions besoin d’un porte-voix politique pour que cette question soit débattue publiquement. Tant qu’il n’y a pas de représentantes ou représentants politiques qui prennent fait et cause en faveur des travailleurs de plateforme, les plateformes feront toujours ce qu’elles veulent, sans contre-pouvoir.
Je suis donc allée voir les sénateurs Pascal Savoldelli et Fabien Gay qui ont tout de suite accepté notre projet. C’est comme ça qu’est né le collectif « Pédale et tais-toi », composé essentiellement de livreurs mais aussi d’universitaires, de représentants politiques et de syndicalistes afin de centraliser toutes les informations. Le but était de construire une contre-offensive aux plateformes certes très équipées, mais qui n’ont pas le droit pour elles, et il fallait le faire savoir.
Pour ce faire, le collectif a agi sur plusieurs plans, engagé plusieurs batailles :
- La bataille sur le terrain, avec des membres du collectif qui parlaient aux travailleuses et aux travailleurs et leur expliquaient qu’il fallait qu’ils luttent pour leurs droits, ce qui était très compliqué.
- La bataille économique avec les membres du collectif qui essayaient de construire des solutions alternatives aux plateformes, des coopératives, comme Coopcycle,
- Et enfin il y avait la bataille institutionnelle et doctrinale puisqu’il fallait briser les représentations mentales mises en place par les plateformes, avant que celles-ci ne soient trop fortes.
Notre idée était vraiment de construire un rapport de force favorable sur tous les plans. Tout le monde pensait que l’on échouerait, mais nous avons gagné toutes les batailles en étant unis et organisés.
Aujourd’hui, les juristes en droit social ont fini par considérer qu’effectivement, ils étaient salariés, et aujourd’hui, il est rationnellement difficile d’affirmer le contraire. Notre cause a fait parler d’elle et de nombreuses personnes savent aujourd’hui ce qu’est un travailleur des plateformes. La presse s’est également saisie de cette question à l’image du journaliste Gurvan Kristanadjaja, et même plus récemment de son travail sur les livreurs s de chez Frichti.
Enfin, du côté des travailleurs, elles et ils se rendent bien compte que la promesse d’indépendance est illusoire, et ne permet en réalité à ce type de plateformes que d’aggraver leur situation d’exploitation.
Ce combat a été très utile, car lorsque la Loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, et notamment l’amendement que l’on appelle amendement Taché, est passée, les travailleurs ont tout de suite été avertis, car ils savaient ce qui se cachait la norme.
C’est alors engagé une longue bataille juridique en plusieurs épisodes sur cette volonté de mettre en place les chartes.
Nous avons gagné la première puisque l’amendement Taché a été censuré par Conseil constitutionnel.
Nous avons gagné la deuxième puisque cet amendement qui est revenu dans la Loi d’orientation des mobilités (LOM) a de nouveau été censuré par le Conseil constitutionnel.
Pour être parfaitement précise, la censure ne porte pas sur l’existence de la charte, mais vise à neutraliser une disposition qui avait pour but de « ligoter les juges » en leur imposant la qualification de travailleur indépendant, c’était le cœur même du dispositif.
Toutes ces batailles ont été gagnées, car il y avait un travail dans toutes les dimensions, sur tous les plans, de l’ensemble des personnes concernées contre les plateformes. Tant qu’il y aura des gens qui continueront à se parler, à s’organiser, à se faire confiance, on réussira à gagner ces batailles-là.
Le Gouvernement français a très envie de faire son troisième statut, mais cela semble compromis, car les juges, appliquant le droit, ont statué en faveur des travailleurs des plateformes.
La solution proposée par la Mission Frouin serait de fixer les critères permettant de faire le départage entre salarié et travailleurs indépendants dans le cadre des plateformes.
L’un des critères étant la propriété des moyens de production… un travailleur indépendant est-il véritablement propriétaire des moyens de production ? Avoir un vélo ne suffit pas, c’est une condition pour pouvoir accéder à la plateforme. C’est elle le véritable moyen de production.
Au moment des débats relatifs à votre proposition de Loi, même la droite, on pense notamment au sénateur Michel Forissier (LR), reconnaissait qu’il y avait un problème
C’est parfaitement logique, une partie de la droite souhaite protéger les artisans, les TPE et les PME d’une certaine forme de concurrence déloyale.
N’oublions pas que les premières conventions collectives ont été faites à l’initiative du patronat dans le but de réguler la concurrence dans un secteur, pour éviter que ceux qui font du travail de qualité en respectant les règles ne meurent.
Il y a de nombreuses personnes que ces plateformes dérangent et ce n’est pas forcément qu’à gauche.
Est-ce que vous pensez que les syndicats sont légitimes pour s’occuper des travailleurs des plateformes ?
Les syndicats ont vocation à représenter et défendre les intérêts des travailleurs. À ce titre, je pense que les syndicats doivent s’occuper de la question des travailleurs des plateformes justement, car ce sont des travailleurs.
Ils ont d’autant plus la nécessité et le devoir de s’occuper des travailleurs de plateformes que ces derniers sont parmi les plus précaires.
Ils ont d’autant plus la nécessité et le devoir de le faire car si l’on ne s’occupe pas tout de suite de cette question, cela se généralisera au-delà des plateformes de service. Cela finira par parasiter toutes les entreprises traditionnelles.
En vous écoutant, on a l’impression que votre collectif était un petit groupe « disruptif » par rapport au monde syndical classique …
Notre collectif est effectivement né de l’immobilisme syndical…
On peut le comprendre. La situation était inconnue et très perturbante.
Lorsque les copains d’Arthur Hay de Bordeaux, CGT coursiers, cofondateur des coursiers bordelais, sont allés à la bourse du travail, les syndicalistes n’ont pas compris tout de suite à quoi ils avaient à faire, ils étaient face à des travailleurs indépendants, mais leur situation ressemblait quand même beaucoup à du salariat. Cela ne les a pas empêchés de soutenir ces livreurs, mais tout le monde n’a pas toujours su réagir, et il est difficile de les en blâmer.
Dans toute organisation, il y a des gens dans une certaine forme d’automatisme. Quand une situation ne rentre pas dans leurs cadres habituels, il est difficile d’avoir les bons réflexes.
Tout le monde n’a pas la démarche des camarades de Bordeaux qui ont demandé aux coursiers de revenir. Lorsqu’on ne comprend pas, on se dit que ça va représenter beaucoup de travail pour un maigre résultat. Alors, il y a ceux qui n’ont pas envie de se creuser la tête et ceux qui se disent qu’il y a un loup.
Il y a aussi eu, peut-être, des raisons politiques, d’opportunité, des personnes qui se disent que le phénomène ne concerne pas beaucoup de travailleurs, et uniquement des catégories spécifiques de la population qui ne se syndiqueront jamais. Alors pourquoi agir ?
Il y a probablement aussi des questions de personnalité. Les syndicats ont parfois été perturbés lorsqu’il a été question de parler d’application et de smartphone … Mais les choses évoluent, par exemple Arthur est désormais semi permanent à la CGT et va s’occuper de la question des travailleurs des plateformes.
Finalement, toute la question est de savoir comment les grosses structures intègrent les transformations rapides de la société. Il ne faut pas oublier qu’avant les syndicats, des associations ont représenté des travailleurs. Par exemple, le CLAP était une association qui s’est transformée en syndicat, au départ pourtant, il y était très réticent. La pratique, l’expérience des luttes, la compréhension du droit (notamment l’enjeu à exclure les associations d’accords collectifs sous peine d’entente) … Tout cela lève les a priori et les craintes, et a certainement participé à ce qu’un revirement s’opère.
Et concernant l’avenir, à votre avis, que va-t-il se passer pour les travailleurs des plateformes ?
Je n’ai aucune certitude, mais j’ai beaucoup d’espoir. Cela va beaucoup dépendre des volontés politiques, nationales bien sûr, mais aussi des politiques locales et des municipalités. Je pense ainsi aux coopératives où l’on peut organiser le travail à petite échelle, où les gens sont respectés dans leurs droits et dans leur travail, et ont accès à la protection sociale. Elles font naître en moi beaucoup d’espoir.
Une idée serait, par exemple, que des régies de services publics livrent tout ce que la ville doit livrer. On pourrait imaginer aussi favoriser des partenariats avec les commerces d’une ville pour que les livraisons soient effectuées par des entreprises vertueuses. Si on pense à des projets tels que ceux-là, on peut continuer à développer des plateformes, sur le modèle des « plateformes capitalistes de travail » (v. Projet CAPLA de D. Meda et S. Abdelnour). Je ne vous cache pas que j’espère que l’on pourra développer cela à Paris.
D’un point de vue plus général ou judiciaire, je pense qu’il est nécessaire d’inventer des stratégies pour contrecarrer les stratégies de ces plateformes capitalistes de travail. Il faut ainsi mener une politique à l’inverse de ce qui est fait actuellement. Il faut que l’inspection du travail contrôle les plateformes, et que l’on donne à l’URSSAF les moyens de faire son travail d’investigation. Je ne serai par ailleurs pas surprise que les discussions relatives à l’édification d’un troisième statut soient un moyen de jouer la montre vis-à-vis de l’URSSAF. Le jour où l’URSSAF tombera sur les plateformes, l’addition risque d’être salée.
J’espère surtout qu’un jour, on comprendra que l’on ne peut pas traiter les travailleurs des plateformes comme des sous-citoyens.
Évidemment, le système économique dans lequel évoluent ces plateformes a beaucoup de ressort, et sait faire preuve de beaucoup d’inventivité et de créativité. Un article est paru récemment dans le monde diplomatique sur la bourgeoisie intellectuelle sur ce sujet par ailleurs. Alors il est possible que ce système réussisse un travail de division, que la convergence des luttes ne s’opère pas, que notre travail soit balayé par une intervention législative rendant plus compliqué le travail des juges. Évidemment, je crains cela. Mais pour l’instant, les juges statuent en la faveur de travailleurs dont la mobilisation est plus forte chaque jour.
J’aimerais enfin attirer votre attention sur le fait qu’au niveau européen, une proposition de résolution législative a été votée sur la possibilité de donner aux associations de pouvoir négocier des conventions collectives. Cette proposition va séduire un certain nombre de non-juristes, mais elle ouvrirait la boîte de pandore.
Il ne faut surtout pas revenir sur la capacité des syndicats à assurer le monopole de la négociation collective. Que des indépendantes et des indépendants, des vrais, se constituent en association, qu’elles et ils écrivent des chartes, ce n’est pas un problème. Mais les syndicats doivent garder le monopole de la négociation et de la représentation, car il y a des règles qui existent pour s’assurer que les gens soient véritablement indépendants, expérimentés et représentatifs. Et pourquoi risquer de mettre à mal le délit d’entente pour permettre aux plateformes de continuer leurs pratiques si peu vertueuses ? Si le Parlement permet cela, C’est fini. Si on agit à temps, ça ne passera pas. C’est pour cela que tout le monde doit se mobiliser.
Si demain vous étiez la ministre du travail, quelle serait la première mesure que vous prendriez ?
C’est une question compliquée. Outre, bien sûr, la reconnaissance du statut de salariés aux travailleurs des plateformes (à l’image de la proposition de loi n°717 relative au statut des travailleurs des plateformes numériques au 11 septembre 2019), je pense que la première mesure que je prendrais serait la « réinversion » de la hiérarchie des normes, ce qui engendrerait le rétablissement du principe de faveur.
[1] Cela consiste, pour des syndicats, à se rendre sur un chantier pour discuter avec des travailleurs, s’assurer de la qualité des conditions de travail et du respect du droit, le plus souvent sans l’autorisation préalable de l’employeur
[2] Cette directive du 16 décembre 1996 précise les règles minimales devant s’appliquer au travailleur détaché dans le pays d’accueil. Ce « noyau dur » garantit ainsi le respect par l’employeur de certaines règles fixées par la législation du pays : le temps de travail, les congés, la rémunération, … Différents arrêts de la Cour de Justice de l’Union européenne, notamment Viking, Laval et Rüffert, ont limité la définition du noyau dur et l’ont inféodé à la question des libertés économiques. Un retour à Rome I en cas de défaut de respect des critères de la directive détachement aurait pu favoriser les fraudeurs qui n’aurait pas été contraint de respecter le noyau dur en guise de sanction.
[3] COLLIN F., DHOQUOIS R., GOUTTIERRE P.-H., JEAMMAUD A., LYON-CAEN G., ROUDIL A., Le droit capitaliste du travail, préc., pp.182-183.