Interview

Marianne Le Gagneur : « Le télétravail va devenir quelque chose de normal »

Les opinions contenues dans cet article ne reflètent pas la pensée de Mode d'Emploi, mais uniquement celle de la personne interviewée.

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Lors de notre entretien avec Sarah Sandré, nous avons abordé la question du télétravail, et pour en savoir plus elle nous a recommandé de nous entretenir avec Marianne Le Gagneur.

Marianne Le Gagneur est une doctorante en sociologie, qui travaille actuellement en contrat CIFRE, dans une entreprise du secteur bancaire et financier. Son objet d’étude principale est le télétravail, ce qui tombe plutôt bien !

Voici donc la retranscription de notre entretien :

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le télétravail ?

Le télétravail n’est pas une notion uniforme, il y a trois sortes de télétravail :

Tout d’abord il y a le télétravail informel ou « télétravail gris ». C’est la forme la plus ancienne de télétravail puisque c’est le cas où un salarié qui est face à une surcharge de travail continue de travailler chez lui. C’est une forme de télétravail qui répond à la surcharge de travail.

À côté du travail à domicile qui se fait souvent à côté du cadre légal, il y a aussi le cas où l’employeur accorde des journées ou des demi-journées de télétravail à un salarié, de façon informelle, sans que le télétravail ne soit prévu dans l’entreprise ou dans le contrat de travail.

Dans ces deux cas, on parle de télétravail informel ou de télétravail gris, car ce sont des situations qui ne sont pas juridiquement encadrées.

Ensuite, il y a le télétravail dit « classique », celui qui est exercé chez soi ou dans un tiers-lieu comme les espaces de coworking, et qui s’inscrit dans une logique d’alternance entre le travail dans les locaux de l’entreprise et un cadre juridique bien déterminé et des modalités définies par l’entreprise.

Enfin, il y a le télétravail massif et généralisé au domicile uniquement, ce que l’on a aussi appelé la « continuité d’activité à domicile », c’est ce que l’on a connu pendant le premier confinement. Ce n’est pas du télétravail à proprement parler puisque cela s’inscrit en dehors de tout cadre légal, et qu’il n’y avait pas la logique d’alternance. C’était le seul moyen de continuer l’activité dans certains secteurs d’activité.

À l’origine, le télétravail gris était uniquement réservé aux cadres puisque cela nécessitait d’avoir un équipement informatique adapté qui était réservé uniquement aux postes à responsabilités : téléphone mobile et ordinateur portable.

Depuis quelques années, avec l’apparition des smartphones et la démocratisation des ordinateurs portables, de plus en plus de salariés ont eu accès à ces équipements mobiles. Ce qui veut dire que le télétravail gris concerne de plus en plus de salariés, y compris ceux qui ne sont pas forcément cadres.

Cette généralisation du télétravail gris risque d’être problématique, car c’est la réponse à une forme de surcharge de travail (la journée de travail déborde sur le temps de non-travail) et/ou qui n’a pas mis en place un cadre légal d’exercice du télétravail : Lucie Goussard et Guillaume Tiffon parlent ainsi de « surtravail ».

Pouvez-vous nous dire qui sont les télétravailleurs ?

Une grande enquête de la Dares sortie en 2019 (sur les chiffres de 2017) a fait le point sur le télétravail et démontre que les télétravailleurs sont, dans la grande majorité des cas, des cadres.

Pour être précis, d’après l’étude, les télétravailleurs sont le plus souvent des cadres, et sont en grande partie des Parisiens.

Parmi cette population de télétravailleurs on peut constater qu’il y a un peu plus d’hommes que de femme, et que les personnes en situation de handicap sont légèrement plus représentées que dans la population en général, ce qui s’explique par le fait que le télétravail peut être utilisé à des fins thérapeutiques.

Je trouve cela très intéressant qu’il y ait plus d’hommes que de femme en télétravail, car cela fait démentir l’idée selon laquelle le télétravail serait un dispositif ayant pour but principal de l’articulation des temps sociaux, dont on sait qu’elle est aujourd’hui encore majoritairement prise en charge par les femmes (à l’instar du temps partiel ou il y a 95% de femme).

Comment expliquer la défiance des entreprises face au télétravail ?

Je ne sais pas si c’est une défiance des entreprises ou si c’est plus global.

Par exemple, il y a quelque temps, je prenais une pause-café et on parlait d’une collègue qui était en télétravail. La première remarque qui a été faite par ses collègues fut la suivante « Oui enfin on ne sait pas si elle est plutôt en ‘’télé’’ ou en ‘’travail’’ »…

Cette remarque anodine démontre que la défiance n’est pas uniquement du côté des entreprises. Comme si le simple fait de se rendre sur le lieu de travail, c’était déjà travailler, comme l’a bien montré Frédérique Letourneux dans ses travaux.

Ce qui est surprenant, c’est que cette défiance perdure alors que pendant la crise sanitaire du printemps 2020, l’activité s’est maintenue en France, malgré des conditions de travail étaient très dégradées (management et équipe pas formée ni préparée au télétravail, enfants à la maison, etc.)

Je pense que l’une des raisons de la défiance des entreprises vis-à-vis du télétravail provient de la volonté de contrôle spatial et temporel des salariés. En contrôlant le cadre du travail, elles pensent avoir la maîtrise du travail.

Le paradoxe c’est que cette défiance n’est absolument pas justifiée puisqu’il semble qu’en télétravail, les salariés travaillent plus longtemps.

Comment expliquez-vous que les salariés travaillent plus en télétravail ?

De ce que j’ai pu constater, il y a plusieurs explications à cela :

Premièrement, comme il y a une forte défiance au télétravail, les salariés en télétravail ont l’impression qu’ils doivent faire leurs preuves auprès du manager et des collègues, être visibles, envoyer des mails par exemple.

Deuxièmement, il y a une diminution du nombre de pauses, de moments sociaux, qui ponctuent normalement la journée sur le lieu de travail (la pause-café, la pause cigarette, le déjeuner, les discussions informelles).

Enfin, comme les contours du travail deviennent flous en télétravail, les salariés ont plus de mal à se déconnecter. Il n’est pas rare qu’un salarié en télétravail consulte ses mails en prenant son petit déjeuner par exemple.

On constate par exemple que les salariés commencent plus tôt la journée, la termine plus tard, tout en rognant sur la pause déjeuner.

Est-ce que l’on connaît les impacts sociaux et psychologiques du télétravail ?

Oui, cela est plutôt bien documenté, je vous renvoie à la lecture de la synthèse faite par Émilie Vayre intitulée « Les incidences du télétravail sur le travailleur dans les domaines professionnel, familial et social ».

Il en ressort que le télétravail comporte en même temps des aspects perçus comme positifs d’autres vécus comme négatifs.

Pour les professionnels, du le côté positif, il y a la meilleure autonomie au travail, sur les horaires et les taches. Par contre, l’isolement est l’un des problèmes majeurs liés au télétravail.

Ces enquêtes ont été faites avant les confinements, mais de nombreux travaux sur le travail pendant l’épidémie de Covid-19 sont en train d’être publiés.

À ce titre, plusieurs études viennent d’être publiées sur ce sujet par exemple :

Le télétravail peut-il être un moyen pour les entreprises de délocaliser les « cols blancs » ?

Je ne le pense pas, car les « cols blancs » ne sont pas les emplois que les entreprises cherchent à délocaliser, à remplacer par une main d’œuvre moins cher pour faire du dumping social.

Ainsi, si l’on s’en tient aux enseignements de l’étude de la Dares la démocratisation du télétravail ne va pas de pair avec une volonté de délocalisation des « cols blancs ». Je ne pense pas que la crise sanitaire de la Covid-19 modifiera cela.

Cependant, on constate que le télétravail est souvent utilisé par les entreprises dans une logique de diminutions des coûts en adoptant une stratégie d’optimisation des locaux.

Autrement dit, si le télétravail ne porte pas en lui-même un risque de délocalisation pour les « cols blancs », il y a un véritable enjeu sur les lieux de travail.

Par exemple beaucoup d’entreprises couple la mise ne place du télétravail avec des dispositifs de réduction des espaces de travail comme le « flex office ».

Sur ce point je vous renvoie aux écrits de Gregory Jemine qui décrivent parfaitement la manière dont le télétravail s’inscrit dans ce que l’on appelle les « new way of working » avec cette logique de réduction des coûts que je viens d’évoquer.

Que pensez-vous de cette évolution ? N’est-ce une aseptisation du monde du travail ?

Ce que vous appelez aseptisation du monde travail n’est pas un phénomène nouveau, la flexibilisation des lieux et temps de travail en cours depuis un certain nombre d’années.

C’est de cette volonté de flexibiliser les cadres de l’emploi que, par exemple, sont apparus les espaces de coworking il y a quelques années déjà.

Ce qui est certain, c’est que cela dépersonnalise et désindividualise les espaces de travail, il n’y a plus du bureau attribué, pas de personnalisation, etc…

Il ne faut pas oublier que le travail c’est aussi une expérience sociale, c’est beaucoup plus que simplement travailler.

C’est une expérience sociale, car dans le travail il se joue une forme de reconnaissance et des constructions interpersonnelles. Malheureusement ces interactions sont beaucoup moins palpables en télétravail.

On parle souvent de l’entreprise Yahoo qui était passée au début 2010 pour avant-gardiste, car elle avait passé tous ses développeurs en télétravail à temps plein dès le début des années 2010. Depuis l’entreprise est revenue en arrière et ce n’est plus le cas.

En France ce n’est pas du tout le cas, même avec la crise de la Covid-19, le nombre d’entreprises qui sont passées en télétravail intégral avec suppression des locaux est très marginal.

À votre avis, le télétravail peut-il se généraliser ?

Il est intéressant de voir que de plus en plus de salariés considèrent que le télétravail est un droit, un acquis social comme les Congés payés par exemple. De ce fait, ne pas y avoir droit est souvent vécu comme une injustice. C’est un changement intéressant à observer.

J’ai aussi pu observer que le télétravail est perçu comme un outil de QVT, permettant aux salariés de s’épargner les trajets pour aller au travail.

De ce fait, je suis convaincue que le télétravail va devenir quelque chose de normal là ou avant ce n’était pas fréquent, pour les populations qui exercent des métiers télétravaillables.

Est-ce que le numérique et télétravail vont profondément changer nos pratiques ?

Je ne sais pas, j’ai tendance à penser que le numérique n’est qu’un outil. Par exemple, un article récent de « The Economist » affirme que le télétravail a permis de baisser la durée et le nombre des réunions. Moi, sur mon terrain, je n’ai pas du tout constaté cela, c’est même l’inverse.

Le numérique a des avantages, cela permet par exemple de faire des visioconférences, ou de rencontrer des personnes qui sont loin.

Par contre, ce que le numérique a changé c’est principalement la pratique du contrôle.

Le numérique permet d’introduire un contrôle de l’employeur dans des secteurs dans lesquels ce n’était pas une habitude, ou sur des postes qui étaient épargnés.

Il serait absurde de penser que les pratiques de contrôle au rendement développées par Amazon dans ses entrepôts ne se développent pas ailleurs.

À ce titre, il est intéressant de voir que des outils comme Skype ou Microsoft Teams sont détournés de leurs fonctions pour devenir des outils de contrôle des salariés avec les statuts visibles par tous (inactif, présents, absents).

Avez-vous constaté des différences d’accès et d’utilisation du télétravail en fonction du genre ?

Les femmes et les hommes ont le même accès au télétravail, il n’y a pas de différence sur ce point, par contre, on constate que les hommes ont plus recourt au télétravail que les femmes.

Les femmes et les hommes ne font pas la même chose en télétravail, et cela s’explique par le fait que dans une société hétéronormée, on socialise différemment les filles et les garçons, ce qui explique des comportements différents dans la société, et donc dans le télétravail.

Je trouve que la bande dessinée « Fallait demander » de Emma sur la charge mentale (concept née dans les années 80) met bien en exergue les différences de comportement selon les genres, et ainsi la manière dont travaillant de chez soi, celles-ci vont être amenées à prendre en charge plus intensément les questions domestiques.

Et sans surprise, ces différences de comportement se retrouvent dans la pratique du télétravail.

Ainsi, en télétravail, les femmes ont plus tendance à anticiper les questions liées aux repas, ou à entremêler les taches professionnelle et domestique pour assurer bonne gestion du domicile

Les enquêtes sur le confinement de mars à mai France, en 2020 montrent que les femmes télétravaillaient le plus souvent que les hommes en présence des enfants, quand les hommes avaient plus fréquemment une pièce pour eux (Enquêtes Coconel & EpiCoV précédemment citées)

Cet exemple illustre bien la pratique différenciée du télétravail en fonction du genre, qui entraine des inégalités de conditions de télétravail.

Avant de nous quitter, nous avons une question rituelle : si demain vous étiez au pouvoir, quelle serait LA réforme que vous feriez en premier ?

Je pense qu’il est urgent de travailler sur la question des discriminations professionnelles, notamment celles liées au genre et au travail. A poste égal et expérience égale, les femmes sont moins bien rémunérées. Je pense aussi aux discriminations raciales, ou liées au genre et aux pratiques religieuses.

Je pense qu’il y a un véritable problème de discrimination envers les femmes de confession musulmane, lié notamment au port du hijab. L’islamophobie est un véritable problème à corriger.

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