Interview

Sarah Sandré « Il serait absurde de penser que le droit du travail est obsolète »

Les opinions contenues dans cet article ne reflètent pas la pensée de Mode d'Emploi, mais uniquement celle de la personne interviewée.

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Lors de notre entretien, Barbara Gomes nous a expliqué que le droit du travail n’était pas un frein à l’activité économique. Nous avons voulu en savoir plus et avons proposé à Sarah Sandré de nous éclairer sur ce sujet.

Doctorante en droit et en histoire des sciences contemporaines, dont le sujet de thèse traite de l’impact du digital sur l’industrie pharmaceutique, Sarah Sandré a un parcours estudiantin et professionnel à son image : atypique et transversale, voici pourquoi :

À la suite d’un DEUG d’histoire, Sarah Sandré à décidé de changer de voie en faisant une licence de droit, un DULA en Common Law, une Maitrise en contentieux puis un Master en droit comparé.

Une fois ces diplômes en poche, elle opte pour un diplôme d’Université en droit pénal et criminalité pharmaceutique, tout en prenant des cours de marketing et entrepreneuriat numérique à l’école MINES ParisTech, un véritable couteau suisse !

Ce côté touche à tout lui a permis d’avoir une foultitude d’expériences professionnelles extrêmement variées tout au long de ses études : du département business développement d’un cabinet d’affaires d’envergure internationale au pôle social du tribunal judiciaire de Nanterre, en passant par un incubateur, une startup, l’université Paris-est-Créteil comme professeur, ainsi qu’un cabinet de conseil spécialisé en stratégie de l’innovation.

Bref, Sarah Sandré nous semblait être la personne idoine pour répondre à nos questions sur les start-ups et le droit social. Voici donc la retranscription de notre entretien :

Pour commencer, est-ce que vous pouvez nous définir ce qu’est une start-up ?

« Start-up » est un mot-valise qui recoupe une foultitude de réalités différentes, cependant, on pourrait dire qu’une start-up c’est classiquement deux éléments : une structure relativement jeune et un fort ancrage dans la technologie (site web, une technologie, un service numérique, une appli, un algorithme, un objet connecté, la blockchain, etc)

Si le premier élément est toujours pertinent, le second n’est plus forcément valable puisqu’il existe des startups qui n’ont pas de lien avec le numérique.

La start-up n’est pas forcément une entreprise, d’ailleurs en incubateur on parle plus de « porteur de projet » que d’entreprise puisque les personnes qui viennent en incubateur peuvent avoir une idée, un projet, mais ne pas avoir une entité, une personne morale enregistrée.

De ce que j’ai pu constater quand j’ai travaillé dans un incubateur, c’est qu’en moyenne, une startup est composée de trois à cinq associés. Certaines, les plus « anciennes » et donc les plus grosses pouvaient monter jusqu’à 15 personnes, mais c’est relativement rare.

Vous nous avez parlé des incubateurs, pouvez-vous nous expliquer ce que c’est ?

Comme pour la notion de « start-up », le vocable « incubateur » regroupe des réalités très différentes

Par exemple, vous avez les incubateurs qui sont hébergés par des écoles de commerces, des écoles d’ingénieurs, ou des universités, avec des partenariats avec des masters.

Cette configuration a plusieurs avantages puisqu’elle permet :

  • Aux porteurs de projet d’avoir une main d’œuvre gratuite et qualifiée,
  • Aux étudiants d’avoir une première expérience professionnelle. Ça remplace le stage de fin d’études si vous voulez.
  • Aux écoles / université de développer leurs attractivités dans un environnement de plus en plus concurrentiel
  • De promouvoir l’esprit d’entreprise, l’entrepreneuriat, auprès des étudiants.

À côté vous avez les incubateurs plus « classique », qui peuvent être privés ou publics. Ce sont des structures qui accueillent les porteurs de projets pour les accompagner dans leurs développements, créer un écosystème, un réseau.

En sommes, l’incubateur n’est pas un monolithe, ils sont tous différents, ont tous des particularismes et des accompagnements différents.

Cet accompagnement, il consiste en quoi ? Ce sont par exemple des conseils juridiques ?

L’accompagnement juridique n’est pas l’essentiel, le but c’est vraiment d’accompagner les porteurs de projets à développer un réseau, de les mettre en relation avec d’autres entrepreneurs pour avoir une visibilité et bénéficier des financements public ou privé, par exemple via les business-angel.

Pour ce faire, l’incubateur organise des évènements comme des conférences dans lesquels par exemple de grands cabinets d’avocats viennent pour proposer leurs services aux porteurs de projets.

À de côte de cet accompagnement, l’incubateur permet aussi de fournir aux porteurs de projet du matériel qu’ils ne pourraient pas se payer : locaux, bureau, connexion internet, etc.

Il faut imaginer l’incubateur comme un grand open space ou l’on paie une chaise, une table, du wifi et la machine à café.

Est-ce vraiment facile d’avoir accès aux financements public et privé ?

Ça dépend, les financements publics accompagnant le démarrage de la startup sont réputés pour être relativement aisés à obtenir, ce n’est pas le cas des financements privés.

En général, quand on monte une start-up, il y a un associé qui se spécialise dans la recherche de financement, c’est un job à temps plein.

Pour l’anecdote, je me souviens d’avoir rencontré une start-up dont le projet était justement d’aider les autres start-ups à bénéficier de ces financements.

Les incubateurs jouent aussi le rôle de filtre et de mise en relation avec les business angel. Ils proposent même des formations pour apprendre à présenter (pitcher) son projet pour convaincre les financeurs.

Enfin, à côté de ces financements vous avez aussi la « love money ». C’est-à-dire les financements octroyés par les proches, la famille, les amis, etc.

Quand vous avez travaillé en incubateur, quelles étaient vos missions ?

Le titre de mon emploi était « Programme manager » ce qui consiste principalement à :

  • Animer la vie de l’incubateur, en faisant par exemple venir des cabinets d’expertises pour animer des ateliers sur le droit du travail, le développement, le design thinking ou le marketing
  • Accompagner les start-ups en fonction de leurs envies, besoins, envies et niveaux de maturité.

À propos du droit du travail, quelle est la relation entre les porteurs de projets et le droit du travail ?

De ce que j’ai pu constater c’est une relation plutôt conflictuelle. Beaucoup de porteurs de projets estiment que parce qu’ils apportent une innovation technologique, les règles de droit du travail ne s’appliquent pas à eux.

Cette méconnaissance/aversion du droit du travail a plusieurs origines :

  • Premièrement parce que le droit ce n’est pas leurs cœurs de métier. Ils sont généralement issus d’une formation d’ingénieur ou d’école de commerce, ils sont formés à l’entrepreneuriat avec une vision du droit, du salariat et du droit du travail comme quelque chose de lointain et d’abscons.
  • Deuxièmement, car beaucoup de start-ups ne sont pas des entreprises, mais simplement des collectifs structurés autour d’une idée, d’un concept ou d’un projet. Ces collectifs ont certes vocation à devenir une entreprise, mais au début ils ne sont que de simple porteur de projet. Cette sémantique est très importante, car s’il n’y a pas d’entreprise, il n’y a pas d’employeur et encore moins de salarié. Dans ce cadre, le droit du travail est totalement impensé et inconcevable.
  • Troisièmement, pour beaucoup de porteurs de projet le droit est vécu comme une contrainte, un coût, quelque chose qui ne créé pas de valeurs (contrairement à eux), un frein. Dans ce schéma, se conformer aux normes demande une logistique une volonté et un temps qu’ils n’ont pas.

Il faut bien comprendre que les start-ups n’ont pas forcément les moyens de s’offrir les compétences dont ils ont besoin. Ainsi, pour attirer les « talents » la solution c’est de proposer aux « talents » de devenir un associé. Si jamais la boite devient le nouveau Google ou le nouveau Facebook, c’est un pari sur l’avenir. Dans cette configuration, c’est compliqué d’imaginer un lien de subordination, et un rapport de force avec des intérêts divergeant.

Les syndicats ont-ils un rôle à jouer dans les start-ups ?

Je n’ai jamais vu de drapeau CGT à la station F, et c’est plutôt logique puisque comme le discours entrepreneurial est omniprésent, la notion de revendication est inexistante.

Les startuppers se définissent comme étant des porteurs de projets, qui accomplissent quelque chose, ils ont totalement intériorisé la discours entrepreneuriat et le décline à la première personne. Ils se définissent par leurs projets, la réussite du projet est leur réussite. Ils ne travaillent pas pour quelqu’un, mais pour eux, pour donner un sens à leurs vies.

Le champ lexical, les éléments de langage que l’on utilise ont un impact sur notre représentation du réel. Par exemple, si on parle de « collaborateurs » plutôt que de parler de salarié ce n’est pas neutre puisque le champ lexical du salariat et donc du syndicalisme est absent et donc impensé et impensable.

Le vocable de « porteur de projet » est également particulièrement intéressant, car les mots « société », ou « entreprise » n’apparaissent pas, ce qui ne permet pas de se penser comme un employeur.

Comme beaucoup de startuppers ont l’impression de travailler pour eux, car la startup est une partie de qui il sont, la notion de risque psychosociaux, quand on fait des semaines de travail de 80h, ou le concept même de séparer la vie personnelle et la vie professionnelle, sont des idées totalement saugrenues.

Par contre, il ne faut pas se tromper, cette négation des rapports de force, et d’intériorisation du discours entrepreneuriat n’est pas du tout une nouveauté. Ce ne sont pas les start-ups qui ont inventé le concept « d’être corporate », ou de « team building ».

Selon vous, le droit du travail est-il obsolète/inadapté à ces formes d’activité, cette « nouvelle » économie ?

Non. Il ne faut pas oublier que nous ne sommes qu’aux prémices de ce modèle, qu’il reste marginal et centré sur un secteur d’activité bien particulier. Il est visible et il se développe, mais il reste minoritaire.

On ne peut pas dire aujourd’hui si effectivement la « nouvelle » économie sera demain la norme, si elle va réellement créer de l’emploi, permettre la transition écologique, ou si elle restera marginale.

Il serait donc absurde d’affirmer que le droit du travail est « obsolète » parce qu’il est présumé inadapté à une petite partie de l’activité.

Le droit du travail tel que nous le connaissons reste pertinent et efficace dans la majorité des cas. C’est un droit qui, parce qu’il s’attache aux réalités du terrain, évolue de façon constante.

Le droit du travail ce n’est pas un papyrus qui fixerait pour l’éternité une règle intemporel et inamovible. Le droit du travail c’est un droit vivant. Sa plasticité et sa mouvance c’est même sa raison d’être, pour utiliser un mot à la mode.

Par exemple, je suis toujours frappé par la pertinence des critères permettant de définir ce qu’est un contrat de travail, le fameux faisceau d’indices est parfaitement adapté à la situation des relations de travail de 2020. C’est cette plasticité qui fait la force du droit du travail.

Attention cependant, je ne dis pas que tout est merveilleux au pays du Code du travail. Il y a certainement des ajustements à faire, notamment avec les évolutions technologiques qui vont engendrer de nouveaux usages, le télétravail est un très bon exemple.

Mais là encore, pour le télétravail le cadre est déjà posé, les lignes directrices existent qui permettent de garantie les libertés fondamentales (liberté de mouvement, respect de la vie personnelle).

Globalement je pense que le droit du travail, comme moyen de protection d’une partie faible au contrat, reste parfaitement pertinent.

Le fait que le modèle des start-ups réinterroge le droit du travail est une bonne chose, cela nous permet de nous interroger sur la façon dont on transmet le respect des normes.

Nous les juristes, nous avons un devoir de pédagogie pour que le droit soit accessible et lisible par tous. Cela passe par exemple par la façon dont sont rédigés les jugements. Le Code du travail numérique est un bon exemple de ce qu’il faut faire pour rendre le droit du travail plus accessible.

Nous devons faire comprendre que le droit du travail n’est pas une contrainte, mais un soutien à l’innovation. La capacité d’innovation et la productivité des salariés est lié à leur bien-être. Bien-être que protège justement le droit du travail.

Le droit ce n’est pas quelque chose de dépassé, de « vieux monde », qui serait rempli de juristes, sorte de druides qui parlent une langue bizarre, qui dont des PowerPoint moche, et qui empêchent d’avancer.

Ces travailleurs/startuppers bénéficient-ils d’une protection sociale ?

Contrairement à une idée reçue, les porteurs de projets bénéficient, dans la majorité des cas, d’une protection sociale, puisqu’ils sont :

  • Soit encore étudiant, et qui bénéficie de ce fait de la sécurité sociale des étudiants,
  • Soit ce sont des demandeurs d’emploi qui sont indemnisés, et qui bénéficie de la protection sociale des demandeurs d’emploi
  • Soit ce sont salariés qui créent leurs projets le weekend et pendant les congés, et qui bénéficient donc de fait de la protection liée au salariat.

Récemment j’ai participé à un colloque organisé par un incubateur dans lequel on expliquait à des étudiants porteurs de projets que l’Assurance chômage était le premier financeur de startup.

Il n’est pas rare de croiser des startuppers qui sont au chômage ou au RSA et qui travaillent 60 ou 80h par semaine… nous sommes loin de l’image idyllique que l’on nous présente !

Est-ce que la startup ne serait pas simplement un moyen d’externaliser les pôles de recherche développent ?

Effectivement c’est l’une des utilisations que l’on constate. Par exemple, il est intéressant de constater qu’il y a beaucoup d’incubateurs qui sont financés par l’industrie pharmaceutique. Sur le même registre, une pratique particulièrement redoutable est le fait de conditionner un financement, ou une place en incubateur, en contrepartie de part dans la start-up.

Le rachat de start-up est devenu un investissement comme un autre, c’est beaucoup plus intéressant pour un groupe de racheter un produit fini, plutôt que d’investir sur plusieurs projets qui sont susceptibles de ne pas aboutir.

Pour prendre le cas de l’industrie pharmaceutique, puisque j’ai beaucoup travaillé dessus, cette pratique est très développée, parfois même avant l’apparition de l’économie du numérique.

Il y a un exemple qui illustre particulièrement bien cette pratique, c’est « WeHealth » la filiale du groupe Servier qui a pour unique but de créé partenariat avec startup.

Est-ce que le rachat systématique des start-ups par de grands groupes ne serait pas un frein à l’innovation ?

Je ne suis pas experte du sujet, mais j’ai souvent entendu dire qu’en France le financement de l’innovation n’était pas calibré pour pouvoir produire des GAFA à la française. Le risque élevé et la temporalité très courte feraient peur aux investisseurs français.

Je ne sais pas si cela est vrai, mais le fait est qu’aujourd’hui, même s’ils ne l’assument pas publiquement, le but des créateurs de startup, c’est de se faire racheter, pas de devenir le nouveau Facebook.

Donc le projet présidentiel d’avoir 25 licornes en 2025, c’est justement pour changer de paradigme ?

Je pense effectivement que ça serait bien d’avoir des grands groupes en Europe, qui respecteraient le droit de l’Union, le RDPD, par exemple… Nous avons des talents et de l’innovation, c’est dommage de privilégier le rachat au développement. C’est une question de souveraineté numérique.

Quand les startups comme Airbnb viennent déranger les grands groupes, c’est plutôt positif non ?

Oui, c’est la configuration idéale dans laquelle modèle économique inventé par la start-up vient bousculer un usage qui est bien ancré. Quand une idée ou une invention devient une innovation avec une reconnaissance, puis un usage qui change des pratiques dans un domaine, c’est ce que l’on appelle la « disruption ». Mais il ne faut pas se voiler la face, ce genre de start-up il n’y en a pas 15.

Si demain vous étiez nommé ministre du Travail, quelle serait, selon vous, la première réforme à faire ?

Il y a trois sujets qui me tiennent particulièrement à cœur :

  • Premièrement, je suis convaincu qu’il est urgent de règlementer le droit à la déconnexion, pour les personnes qui travaillent dans les TPE-PME ou dans les start-ups. Surtout avec le développement de ce que l’on appelait quand j’étais à l’université, les NTIC.
  • Deuxièmement je pense qu’il est également urgent d’avoir une réglementation plus solide, restrictive, et contraignante, sur le télétravail. Je ne comprends pas cette volonté des partenaires sociaux de vouloir faire un ANI dans le contexte des ordonnances Macron, qui plus est s’il est non normatif non prescriptif…
  • Enfin, je pense que la question de la gestion des données personnelles est un sujet sur lequel il faut accompagner les par les TPM/TPE qui n’ont pas forcément les moyens d’avoir un DPO.

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