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Jean-Claude Delgenes : « Le dialogue social doit pouvoir se poursuivre dans de bonnes conditions »

Les opinions contenues dans cet article ne reflètent pas la pensée de Mode d'Emploi, mais uniquement celle de la personne interviewée.

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Jean-Claude Delgenes est le co-fondateur et DG de l’entreprise Technologia, fondée il y a plus de 30 ans. Son entreprise est spécialisée dans la prévention au travail et spécifiquement sur les risques psychosociaux.

Il nous a accordé une interview pour nous livrer ses impressions sur la crise sanitaire du Covid-19 que nous venons de vivre.

Depuis le déconfinement, pensez-vous que les entreprises ont fait le nécessaire pour éviter le risque de contamination au Covid-19 ?

Par rapport au début de cette crise, les efforts des employeurs sont visibles avec des équipements adaptés, une signalétique visible et une réorganisation du travail efficace pour éviter les risques de contamination.

Mais des efforts importants devront être menés sur la qualité de l’air ambiant, particulièrement dans les grands ensembles comme à La Défense. Aujourd’hui, l’essentiel des salariés sont encore en télétravail, mais à la rentrée, la question se posera avec acuité. Comment faire pour que les salariés ne contaminent pas l’air ambiant ?

Sachant que la France a déjà été condamnée en octobre 2019 pour inaction en matière d’assainissement de l’air, il va falloir se préoccuper urgemment de cette question, car on sait que le virus peut se fixer sur les particules atmosphériques.

Pensez-vous que la disparition des CHSCT a pu jouer un rôle dans l’impréparation des entreprises pour affronter le Covid-19 ?

Disons que la crise est arrivée au pire moment pour les élus du personnel. Les CSE viennent d’être mis en place et les élus, qui sont majoritairement issus des anciens CE, n’avaient pas ou peu de connaissances et d’expérience sur les questions de santé et de sécurité donc c’est évident qu’au départ ils ont été tétanisé face au virus.

D’autant que la CSSCT ne remplacera pas le CHSCT.

Pourquoi ?

L’écueil principal de la CSSCT c’est son absence de personnalité morale. Elle ne peut rien décider seule, ses moyens sont limités, son fonctionnement est complexe et surtout elle n’est pas obligatoire !

Alors que la création des CHSCT avait contribué à diminuer drastiquement les accidents du travail, on risque de voir une résurgence des accidents et maladies professionnelles par l’absence de détection des signaux faibles.

D’autant que la réalisation des expertises est désormais fortement limitée en raison de leur cofinancement par le CSE qui grève une part conséquente de leur budget.

Quels risques voyez-vous dans la réduction des délais de consultation des CSE ?

Cette décision d’urgence n’est pas bonne. Le dialogue social doit pouvoir se poursuivre dans de bonnes conditions. Comment peut-on donner un avis éclairé sur des questions complexes en seulement 8 jours ? 11 jours si une expertise a lieu. C’est du délire !

Le risque c’est que les élus baissent les bras par manque de moyens et de connaissances. Ce sont alors les salariés qui pâtiront.

Qu’avez-vous pensé du débat sur l’exonération possible des employeurs de leur responsabilité pénale dans le cadre des contaminations liées au Covid-19 ?

Je pense qu’il y a eu de la démagogie, car les employeurs ont déjà les moyens de s’exonérer de leur responsabilité pénale s’ils font la démonstration qu’ils ont pris des mesures préventives. Fort heureusement, le projet n’a finalement pas abouti.

Vous avez récemment publié une étude sur le vécu des représentants du personnel face au Covid-19. Quel bilan faites-vous ?

Les élus ont su faire preuve de responsabilité, tout comme les employeurs avec un maintien du dialogue social même en mode dégradé. S’ils sont cruels avec le Gouvernement sur l’absence d’anticipation de la crise, ils ne portent pas un tel jugement sur leurs employeurs.

Par contre, ils apparaissent très anxieux à la fois sur les questions sanitaires, mais surtout sur la question économique et sociale où beaucoup d’entre eux craignent les licenciements massifs et même la disparition de leur entreprise.

Enfin, 25% d’entre eux disent avoir observé des abus dans le recours au chômage partiel où l’employeur a continué de faire travailler ses salariés, essentiellement en télétravail.

Vous dirigez un cabinet d’expertise spécialisé dans les risques psychosociaux. Pensez-vous que la crise puisse révéler un stress post-traumatique chez certains salariés ?

Il est certain que nous ne sommes pas tous égaux et ce confinement forcé a pu fragiliser encore davantage des personnes qui ont eu des traumatismes pendant l’enfance.

L’enfermement peut-être dangereux pour les raisons évidentes liées aux violences conjugales et familiales, mais aussi parce que l’on perd le sens du temps, de l’espace et du lien social.

Nos vies sont rythmées par un quotidien et une routine qui ont été cassés brutalement ce qui a pu générer de profonds troubles dont on verra les effets psychologiques ces prochains mois. Les syndromes dépressifs, voire suicidaires, risquent d’exploser, il faudra être très vigilant.

Pensez-vous que les télétravailleurs ont été les privilégiés de la crise ?

Non, car ils ont subi cette crise d’une manière différente. Certes ils étaient protégés du virus, mais ils étaient aussi exposés aux devoirs des enfants, aux violences, à l’absence de moyens matériels, à des pressions du management peut habitué à gérer des équipes à distance, une surcharge de travail professionnel et domestique.

Plusieurs études montrent que certains ont même souffert d’un isolement social sévère d’une dégradation de leur état psychique voire d’une dépression.

Pensez-vous que le télétravail doive se généraliser ?

Il est certain qu’il faut revoir la question du télétravail. Je suis plutôt partisan de son expansion à de nouveaux secteurs et de nouvelles catégories de salariés, mais à une restriction du nombre de jours hebdomadaire.

Une étude a montré que lorsqu’un salarié est plus de 2 jours en télétravail, il a tendance à quitter l’entreprise moins de 2 ans plus tard.

Dans l’entreprise, beaucoup de choses se font de manière informelle. Or, si on généralise à l’excès le télétravail, on risque de perdre la synergie d’entreprise. Il ne faut pas oublier non plus que l’entreprise est le lieu de socialisation par excellence de l’adulte.  S’en éloigner trop longtemps conduirait à une marginalisation des individus.

Pensez-vous que la crise sociale sera plus grave que la crise sanitaire ?

La crise sociale risque d’être grave et brutale. Mais il semble que le Gouvernement cherche à mettre tout en place pour limiter la casse. Malheureusement on ne pourra pas échapper à des licenciements et faillites d’entreprises. Les efforts risquent d’être longs et difficiles, mais si chacun contribue, on arrivera à redresser le pays.

Si vous deviez faire une proposition pour le « monde d’après », qu’elle serait-elle ?

Je souhaiterais qu’on développe une culture du risque. Faire attention aux signaux faibles de notre société pour adopter une démarche préventive que ce soit en matière de santé, de sécurité ou d’environnement. Les changements climatiques sont liés en grande partie à l’activité humaine. C’est une chance, car cela veut dire qu’on peut agir pour limiter un désastre écologique qui a déjà commencé. Je souhaiterais que pour chaque nouvelle mesure, on s’interroge de son impact sur l’environnement. Avoir un prisme écologique dans nos décisions permettrait de développer l’emploi et préserver nos environnements.

L’économie et le droit doivent se verdir. À voir l’intérêt que portent les Français à la nature, au commerce local, à l’alimentation biologique, il n’y a pas de doute qu’ils seront vigilants sur cette question.


Propos recueillis par Lorène Do Casal le 27 mai 2020

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