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Syndicalisme et intérêt général font-ils bon ménage ? – Episode 1/3

Les opinions contenues dans cet article ne reflètent pas la pensée de Mode d'Emploi, mais uniquement celle de l'auteur.

Publié le par Christophe V.

Avant-propos

Mode d’emploi est un collectif aux profils variés, ayant un lien plus ou moins proche du syndicalisme : juristes, économistes, salariés ou chef d’entreprise, membre d’organisations syndicales ou d’employeurs qui se réunissent tous les mois pour débattre ensemble de sujets d’une actualité plus ou moins immédiate.

L’une de nos discussions récurrentes et passionnées porte sur le périmètre d’action légitime des organisations syndicales. Presque forcément, nos discussions font apparaître des visions très différentes.

Si nous sommes tous convaincus que les organisations syndicales peuvent être utiles, pour aider les salariés dans la connaissance et la défense de leurs droits, et indispensables, comme contrepouvoir et /ou partenaires de négociation avec l’employeur, nous avons des désaccords sur le périmètre d’action de celles-ci.

En effet, les uns pensent que le rôle d’une organisation syndicale doit être strictement limité aux thématiques traitées par le Code du travail. A contrario, les autres estiment que le syndicalisme porte en son sein un projet de société qui ne s’arrête pas aux portes de l’entreprise. Ces questions sont particulièrement d’actualité à l’époque où certaines organisations mettent en avant leurs adhésions au Global Compact, au pacte du pouvoir de vivre, donnent des consignes de vote pour les élections présidentielles ou leur avis sur des politiques étrangères …

En plus du périmètre de leur action, se pose la question de leur légitimité. Ainsi, les représentants syndicaux sont élus par une partie seulement de la population active. Les militaires, les religieux, les demandeurs d’emplois, les travailleurs sans papiers,… ne votent pas pour ces représentants. L’une des critiques portées sur ces organisations est issue de recherches économiques divisant le monde du travail entre « insiders » (contrat stable, en CDI) et « outsiders » (contrat précaire, chômeurs, …). Pour certains, les syndicats ne représenteraient majoritairement que les « insiders », c’est-à-dire un intérêt particulier.

Finalement, nos discussions peuvent se résumer en ces deux questions : les organisations syndicales peuvent-elles s’exprimer sur tous les sujets ou doivent-ils se cantonner aux thématiques liées au Code du travail ? Les organisations représentent-elles l’intérêt général, ou seulement un intérêt particulier (dans une acception large) ?

Afin de répondre à ces questions, nous vous proposons une réflexion en trois épisodes. Le premier porte sur la notion d’intérêt général. Le second porte sur le périmètre d’action légitime des syndicats. Le troisième, quant à lui, sera axé sur la nécessité des syndicats à outrepasser le cadre d’origine.

Éléments de discussion

Nos discussions font apparaître en réalité plusieurs définitions de l’intérêt général. Globalement 3 définitions se dégagent :

  • La première, classique dans notre pays, est issue du contrat social de Rousseau. Elle considère que l’intérêt général est un intérêt commun transcendant les intérêts particuliers. L’une des critiques immédiates est de dire que cette définition est relativement abstraite : il n’est pas toujours évident de savoir ce qu’elle recouvre en réalité.
  • La deuxième définition, plutôt libérale, postule que l’intérêt général n’est en réalité que la somme d’intérêts particuliers. Dans ce schéma, les intérêts seraient additionnables et cohérents entre eux.
  • La troisième définition, plutôt marxiste (même s’il y aurait à redire sur ce point), est de dire que la notion d’intérêt générale recouvre en fait les intérêts de la « classe dominante ». Le concept d’intérêt général s’opposerait ainsi à la lutte des classes.

A ces différentes définitions, il faut ajouter les remarques des juristes selon lesquelles la notion d’intérêt général est intimement liée à l’État. A la fois comme un moyen d’assoir son autorité, mais aussi de légitimer son action. Le juge administratif peut également voir l’intérêt général comme une limite à l’intervention de l’État, sans qu’il puisse aller au-delà.

En soit, toutes ces définitions peuvent se comprendre. Néanmoins, suivant la définition choisie, les porteurs de l’intérêt général ne sont pas nécessairement les mêmes : l’État, les citoyens eux-mêmes, les entreprises, … Et par-delà, l’intérêt général serait-il divisible en composante, dont chacune d’elles pourrait être portée par des acteurs différents ? Ainsi, on peut considérer que la santé est une composante de l’intérêt général, mais elle est composée d’acteurs publics… comme privés. Des professions libérales pourraient ainsi contribuer à l’intérêt général.

Les deux jambes du syndicalisme

Pour résumer TRES rapidement (trop ?), le syndicalisme français s’est construit sur deux jambes :

  • D’une part, le syndicalisme anarchiste et/ou révolutionnaire incarné notamment par la CGT.
  • D’autre part, le syndicalisme chrétien, issu de la doctrine sociale de l’Église et de l’encyclique du pape Léon XIII.

Dans les deux cas, le projet visait un projet plus large que l’entreprise. Il s’agissait en réalité de définir un nouveau projet de société.

Le syndicalisme révolutionnaire

Dans le premier cas, celui de la CGT, la charte d’Amiens (1906) dispose que « dans l’œuvre revendicative quotidienne, le syndicat poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme : il prépare l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale. »

Ainsi, l’émancipation économique et sociale du salarié prépare en réalité un projet bien plus large.

Les Bourses du Travail illustrent assez bien ce mouvement. Incarnées notamment par Fernand Pelloutier, celles-ci comprenaient ainsi des bibliothèques, des services médicaux … et visaient à donner aux travailleurs les moyens de leur émancipation. Dans une conception anarchiste, si l’État « tombe », une nouvelle organisation de la société doit prendre sa place.

Le syndicalisme chrétien

Dans le second cas, selon le syndicalisme chrétien et l’encyclique de Léon XIII, « les patrons et les ouvriers eux-mêmes peuvent singulièrement aider à la solution de la question par toutes les œuvres propres à soulager efficacement l’indigence et à opérer un rapprochement entre les deux classes ».

Dans les années 1920 et encore davantage après la 2nde guerre mondiale, l’engagement des prêtres ouvriers dans les usines et la mise en place des JOC (jeunesse ouvrière chrétienne) sont le signe d’un projet qui dépasse le seul monde du travail.

Plus récemment, le Compendium de la doctrine sociale de l’Église reprend les principaux axes de réflexion du catholicisme. La référence au « bien commun », traditionnelle, y est récurrente – la CFTC y fait d’ailleurs régulièrement référence. Le texte indique ainsi « en poursuivant leur fin spécifique au service du bien commun, les organisations syndicales contribuent à la construction de l’ordre social et de la solidarité et représentent donc un élément indispensable de la vie sociale. »

Des projets sans lendemain ?

À l’heure actuelle, la vision d’un syndicalisme portant un projet de société peut paraître assez lointaine. Plusieurs éléments pourraient expliquer cela.

Au moment de la Révolution française, les citoyens considéraient notamment qu’il convenait de mettre l’État à distance pour éviter de revivre de nouvelles monarchies. Mais, avec le XXème siècle, le poids de l’État s’est considérablement renforcé : arsenal juridique, périmètre, renforcement des contrôles, mais également « effort de guerre », … Aujourd’hui, et la crise du coronavirus en est l’illustration, l’État est sommé d’intervenir partout.

Par ailleurs, du côté syndical, les organisations ont largement investi l’État et son panel de commissions consultatives, ou se sont vues confier par lui des missions qui étaient de son périmètre. Nous pouvons citer par exemple la gestion de l’Assurance chômage, des retraites ou de la formation professionnelle.

Mais en parallèle, les projets « autonomes » des syndicats disparaissent peu à peu et l’État est régulièrement appelé à la rescousse par les organisations syndicales. Un exemple est frappant : au début des années 1970, les partenaires sociaux réfléchissent à la mise en place d’un système de formation professionnelle. Les cadres de la CGC souhaitent « industrialiser » un modèle de formation, déjà en place pour les ingénieurs de chez Renault. Ceux de FO proposent un système de financement où les salariés contribuent partiellement. Problème : les employeurs refusent de payer, et la CGT favorable à un grand service public de la formation refuse que cette charge incombe aux salariés.

Ce désaccord conduit à ce que le texte ne prévoit pas les modalités de financement de la formation professionnelle, obligeant l’État de fixer ces modalités… et aujourd’hui aux URSSAF de collecter les fonds. L’État, indiquant que ces fonds sont issus d’une contribution obligatoire – donc publics, renforcer son contrôle et met en place un système d’agrément des structures.

Et du côté des critiques ?

La vidéo ci-dessus est assez représentative des critiques qui peuvent être faites sur les partenaires sociaux lorsqu’il s’agit d’intérêt général.

On pourrait également ajouter le monopole syndical au premier tour des élections professionnelles engendrant un situation quasi-oligopolistique. Ce monopole n’est pas seulement le fruit des syndicats de salariés, mais aussi des organisations d’employeurs lorsqu’il s’agit du calcul de la représentativité patronale.

Les partenaires sociaux sont là, même lorsque l’on n’a pas besoin d’eux : c’est très exactement la logique de service public. Une ligne de bus ou de train n’est pas toujours très utilisée en milieu rural, mais on la maintient parce qu’elle a son utilité. Si l’on « privatisait » cette même ligne, non rentable, il est fort à parier qu’elle disparaîtrait. Pour une organisation syndicale, c’est la même chose : on n’en a pas toujours besoin, mais quand même un peu lorsqu’il s’agit de négocier des accords, ou de se mobiliser pour faciliter le sauvetage d’un site.

Le financement des partenaires sociaux fait l’objet d’un long débat … souvent à côté de la plaque. Un futur article de Mode d’Emploi, en cours de rédaction, reviendra bientôt sur ce sujet : le financement est une contrepartie des missions confiées par la Loi. Le financement est notamment assuré par la collectivité (subventions de l’État et des collectivités, financées par l’impôt) pour laquelle les partenaires sociaux créent et gèrent des droits.

Conclusion

Si les syndicats représentent une partie de la population, sur un champ déterminé, ils ont toujours eu des projets en dehors de celui-ci. Néanmoins, l’affirmation de l’État comme détenteur de l’intérêt général au cours du XXème siècle a quelque peu contrarié leur projet.


Vous n’êtes pas d’accord avec l’article ? Ça tombe bien les auteurs du deuxième et du troisième épisode (à paraître) non plus, retrouvez leurs arguments prochainement !

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